Tribunal de Castres : l’affaire « sagnes »
Un petit homme rondouillet au crane dégarni commence la lecture :
« La sagne, comparaissant dans ce tribunal, est accusée, de par son comportement réfractaire et hostile à tout progrès économique et social, de porter gravement préjudice au développement du territoire des Monts de Lacaune. Elle entrave toute démarche d’amélioration foncière qui permettrait le développement d’une agriculture et d’une sylviculture modernes, permettant aux populations locales de vivre plus confortablement. Elle confisque de larges surfaces foncières, qui de fait sont exclues des programmes de développement intégré des Monts de Lacaune. Par ailleurs, elle constitue des espaces de refuge pour les éléments subversifs, les microbes et bactéries susceptibles de développer chez l’homme nombre de maladies graves.
Le Ministère du Progrès, face à une attitude d’obstruction systématique à tout progrès technologique indispensable au développement de ce territoire rural, et face à la menace sanitaire que représente ces espaces insalubres, demande à ce que la sagne soit condamnée à la déchéance de ses droits civiques pour comportement déloyal et dangereux vis-à-vis des populations locales. Il exige par voie de conséquence l’application immédiate de la loi de développement rural prévoyant le drainage massif des espaces insalubres sur le territoire des Monts de Lacaune. »...
Les pensées d’une vieille dame de 5000 ans
...Regardez-les comme ils se chamaillent à cause de moi. Qui auraient cru que je puisse faire l’objet d’un tel affrontement ? Moi dans un tribunal ! Moi une vieille dame de 5000 ans, je dérange encore. Je devrais trouver ça très flatteur, mais au fond ça me rend triste. Je suis née ici il y a bien longtemps et nous avons grandi ensemble. Je les ai vus tous ces hommes s’installer sur ces montagnes. D’abord pour y chasser et y cueillir de quoi survivre, et puis s’y installer définitivement. C’est d’ailleurs là que tout a vraiment commencé pour moi.
Je me suis installée dans des petits creux confortables du relief. Ici la pierre est dure et imperméable, alors l’eau reste dans les creux et ne s’infiltre pas, et ça, ça me plait. Le matelas rocheux sur lequel je m’étale est vraiment ancien. Il a ce parfum délicieux que j’adore, ce petit gout d’acide qu’il a remonté des entrailles de la terre. Granite ou gneiss, je le savoure. Ces petits creux humides et acides n’attendaient que moi. Je suis née là. Et quand les hommes ont commencé à couper les arbres, ouvrir les forêts pour faire des champs, mettre de la lumière dans les petits creux froids et humides, j’ai commencé à grandir. La grande majorité des plantes d’ici n’apprécient guère avoir les pieds dans l’eau froide. Mais il en est certaines, parfois venues de loin, qui ont trouvé là leur bonheur. Des petites plantes qui supportent avec délectation ces conditions que les autres fuient. Il faut être un peu original, en ces terres du midi, pour apprécier de tels lieux. Ou bien venir de loin. Loin dans le temps. Quand le climat s’est réchauffé il ne restait plus que ces petits trous froids pour celles qui ont besoin d’avoir les pieds dans l’eau. Elles sont restées là. Loin dans l’espace. Le vent peut porter les graines depuis très loin, depuis des contrées plus mouillées et plus froides et c’est chez moi qu’elles trouvent leur refuge, en ce pays chaud. Et toutes ces belles ont fait leur vie ici, et se sont éteintes de leur belle mort pour se déposer dans mon ventre plein d’eau acide et froide. Au début, à l’air libre, leur petit corps a commencé à se décomposer, puis s’est enfoncé dans l’eau. Nul insecte, nulle bactérie, nul champignon n’est alors venu digérer ces restes de carbone éteint, pour la bonne raison qu’ici, il n’y a pas d’oxygène. Les petits corps de plantes sont restés là, en l’état, fossilisés, ils se sont accumulés. Lentement. Très lentement. Et peu à peu, dans cet inexorable mouvement, mon corps a pris forme. Ma chair est faite de cette matière accumulée depuis 5000 ans et que les hommes appellent « tourbe ». Me voilà baptisée du joli nom de « tourbière ».
Et elle en sait, elle en sait des histoires ma chair de tourbe.
Mais que s’est-il passé entre vous et moi ? ...
....alors ? vous suivez toujours ?
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